LA RENCONTRE FORTUITE DE CESARE BRANDI ET D’UNE MACHINE A COUDRE

La conservation-restauration des objets techniques : une méthodologie particulière ?

Toute déontologie ne permet pas d’éviter de s’embourber en tentant de répondre à la question  : un mécanicien ne ferait-il pas mieux  ? C’est en vérité un dilemme ancré dans l’histoire de la profession. On voit, par ailleurs, très vite que la Théorie de la restauration de Cesare Brandi n’a que peu de prise sur les machines, d’une part puisqu’il ne s’agit pas là d’une œuvre d’art et encore moins organique  (dans laquelle toutes les parties sont subordonnées à un tout)  : aussi, changer une pièce d’un mécanisme n’a guère le même impact !

D’ailleurs dès le début de la Théorie de la restauration (1963) Cesare Brandi écarte d’emblée les objets techniques pour mieux définir le terme restauration et le distinguer de celui de « réparation » : « On aura donc une restauration relative aux produits industriels et une autre relative aux oeuvres d’art ; mais si la première finit par devenir synonyme de réparation ou de remise en état, la seconde en diffère et pas seulement en raison de la différence entre les opérations à accomplir. » Le concept de restauration, Théorie de la restauration, C. Brandi

A priori les définitions de la restauration (un des pans, rappelons le, de la conservation-restauration avec la conservation préventive et curative) telles qu’elles sont définies collectivement restent applicables pour le patrimoine scientifiques : « L’ensemble des actions directement entreprises sur un bien culturel, singulier et en état stable, ayant pour objectif d’en améliorer l’appréciation, la compréhension, et l’usage. Ces actions ne sont mises en œuvre que lorsque le bien a perdu une part de sa signification ou de sa fonction du fait de détériorations ou de remaniements passés. Elles se fondent sur le respect des matériaux originaux. Le plus souvent, de telles actions modifient l’apparence du bien. »1

Y a t-il donc une spécificité d’approche particulière à avoir avec les objets scientifiques ? Conserve t-on une machine comme n’importe quel artefact ?

Alors que le patrimoine technique est pesé à l’égal des autres biens culturels, les pratiques en restauration ne sont pas encore unifiées. Il convient d’abord de citer l’évidence : une machine est un objet ethnographique à part entière. Aussi, faut-il aborder les pratiques et les réflexions a l’aune de ce qui se fait déjà en matière de conservation-restauration sur les autres types de biens culturels (objets ethnographiques non occidentaux, œuvres contemporaines en mouvement, horlogerie, art forain, etc.), tout en mesurant pleinement la particularité de ce patrimoine.

En vérité deux écoles se confrontent2 : l’une prône un retour à l’état d’usage des objets scientifiques (la remise en marche des machines notamment) puisque c’est précisément cette fonctionnalité qui les différencie des autres biens culturels (Mann) ; l’autre, plus en adéquation avec la déontologie de la conservation-restauration préconise essentiellement la préservation des traces historiques inscrites dans l’objet (traces d’usages, d’usures, de destruction, etc.). La première approche condamne l’objet à plus ou moins court terme en même temps qu’elle permet de faire perdurer la véritable fonction de l’objet, la seconde permet une pérennité de l’objet mais rogne définitivement ce pourquoi l’objet avait été créé. Ces deux approches sont donc et de manière égale la cause d’une perte considérable. Camper sur l’une ou l’autre s’avère néfaste car faut-il rappeler l’évidence : c’est l’objet qui fonde les problématiques de conservation-restauration et non l’inverse. Le dogmatisme des deux visions est intenable.

Des approches médianes préférables tendent à faire élargir le regard du conservateur-restaurateur afin que, par exemple, il ne se confine pas seulement à l’état matériel de l’objet. Cette approche vise a faire privilégier les fonctions et les valeurs plurielles de l’objet. En somme, il s’agit d’une approche plus globale qui ne réduit pas un objet technique à un fonctionnement ou à une histoire. Le contexte prime. On note notamment, en ce sens, l’ouvrage de Salvador Muñoz Viñas, Contemporay Theory of Conservation (2005).

« Supposons avec lui (Muñoz Viñas) qu’un avion Mustang de l’armée américaine ait été patrimonialisé. Avant, on le réparait. Maintenant, on le « restaure ». Mais on peut se demander s’il est premièrement utile de donner des noms différents à des opérations semblables faites sur des objets identiques, et s’il est deuxièmement juste de les confier à des professionnels n’ayant pas la même formation. Le passage de la réparation à la restauration est le signe d’une appropriation, qui a pour effet de fermer le marché. Ce n’est donc pas un simple jeu de mots, mais aussi une prise de pouvoir. L’intérêt de la réponse de Muñoz-Viñas est de les légitimer, en montrant que la patrimonialisation ne change pas la forme ou la matière des biens culturels, mais leur fonction. Le Mustang est maintenant un symbole. (…) Il n’a plus une fonction motrice, mais symbolique. »3 Pierre Leveau.

Aloïs Riegl dans son Culte moderne des monuments4 énonce déjà les nombreuses valeurs accordées au patrimoine et a fortiori, aux biens culturels, en faveur du pluralisme. Valeurs qui peuvent d’ailleurs, et on le sait, entrer en contradiction en matière de conservation-restauration. Le maintien de la valeur d’ancienneté (traces du passage du temps) peut rogner la valeur historique de l’objet. Parmi les valeurs de contemporanéité, on note la valeur d’usage que l’on peut appliquer au patrimoine technique. La pratique du culte, valeur d’usage d’une église pourrait être l’équivalent de la mise en marche pour une machine. Il faut donc évaluer pour chaque objet les valeurs accordées et les fonctions internes avec la documentation, les discussions avec les responsables juridiques et techniques, les fabricants, les usagers de l’objet, etc., afin de hiérarchiser ses valeurs et définir des traitements de conservation-restauration les plus et les mieux appropriés.

1Terminologie de la conservation-restauration du patrimoine culturel matériel, ICOM CC, New Delhi, 2008

2 Marcus Granato et Françoise Le Guet Tully, « Les principes de la restauration d’instruments scientifiques : le cas du cercle méridien Gautier de l’observatoire de Rio de Janeiro », In Situ [En ligne], 10 | 2009, mis en ligne le 19 mai 2009 URL : http://insitu.revues.org/3865 ; DOI : 10.4000/insitu.3865

3 P. Leveau, « Les dilemmes philosophiques de la conservation-restauration », e-conservation magazine, No. 12 (2009) pp. 47-57, http://www.e-conservationline.com/content/view/835

4Le Culte moderne des monuments, Aloïs Riegl, 1905

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